LES BUREAUX ARABES


Création le 5 mars 2014

Jacques Frémeaux est professeur à l'Université Paris Sorbonne-Paris IV.

Il est l' auteur de nombreux ouvrages, particulièrement sur la géopolitique du sud de la Méditerranée ( et en dernier lieu, mais non le moindre : né à Alger ) a consacré un livre sur les Bureaux Arabes.


Il n'est pas le seul, et si on veut consulter un document d'époque ( 1858 ), les éditions Gallica publient "les Bureaux Arabes en Algérie" de Victor Foucher, ancien directeur général des Affaires civiles en Algérie, dans un style qui fleure bon le XIXème siècle :

 
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5788713d


Il s'agit, bien sûr, de la structure administrative sous régime militaire créée en Algérie en 1844, par arrêté ministériel.

L'objectif était de donner des renseignements sur l’esprit des populations, fournir ce qui est nécessaire à l’administration des tribus, surveiller que les impôts sont payés, rendre plus facile le prélèvement des terres pour la colonisation, assurer la police et rendre la justice. L'un des premiers soins de la IIIème République fut de supprimer ces Bureaux Arabes, sous la pression du grand colonat, détricotant tout ce qui avait été construit le plus souvent avec patience et dévouement par des officiers issus de l'élite de la société civile française.

Ceci serait presque passé inaperçu, s'il n'y avait pas eu lors de la colonisation du Maroc la création des Affaires Indigènes par Hubert Lyautey, et plus récemment celle des Affaires Algériennes par Jacques Soustelle, pendant la guerre d'Algérie, en réemploi des officiers des A.I. mais avec une extension couvrant tout le territoire de l'Algérie ( SAS et SAU ), avec un prolongement en métropole ( SAT ).


Vu l'évolution des événements au sud de la mer Méditerranée, on pourrait se demander pourquoi ne pas créer les "Affaires Sud Méditerranéennes", avec prolongement en Europe ? Une tentative politique, l'Union pour la Méditerranée, a avorté, car on ne s'improvise pas comme ça "spécialiste" d'un monde qu'un millénaire de traditions, de religions, de coutumes, de cultures, de guerres et  de fanatismes a fait succéder à la décadence de l'empire romain.

1830 - Ce n'est pas la première fois que la Régence d'Alger, en principe sous protectorat ottoman, excède les nations européennes ( et même américaine ) par des pratiques de piraterie et de "droit de péage". Régulièrement, des flottes européennes sont venues bombarder Alger. En 1830, la coupe est pleine, et pour un motif futile ( une affaire de blé vendu à bon prix et pas complètement payé ), un corps expéditionnaire français débarque à Sidi Ferruch, en application de la déclaration à l'Assemblée Nationale du Ministre de la Marine et des Colonies, se terminant ainsi :

Telle est la suite des griefs, telle est la peinture fidèle de l’état des choses, qui forcent aujourd’hui le Roi à recourir à l’emploi des moyens que la Providence a mis entre ses mains pour assurer l’honneur de sa couronne, les privilèges, les propriétés, la sûreté même de ses sujets, et pour délivrer enfin la France et l’Europe du triple fléau que le monde civilisé s’indigne d’endurer encore, la piraterie, l’esclavage de prisonniers, et les tributs qu’un État barbare impose à toutes les puissances chrétiennes.

On a soulevé la question de l’avenir réservé à l’État d’Alger après la conquête. Je ne pense pas que ce soit ici le moment de s’en occuper. Avant l’accomplissement d’un fait, ses conséquences ne peuvent être prévues avec assez de précision pour devenir l’objet d’une discussion publique ; et vous reconnaîtrez, Messieurs, l’impossibilité où je suis de fixer vos idées sur ce sujet.


http://dakerscomerle.blogspot.fr/search/label/a%2020%20-%20LE%20MINISTRE%20DES%20COLONIES

L'administration militaire française fut chargée de "fixer les idées" dans les rapports avec une population "indigène" totalement étrangère à tous égards.

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Ce n'est pas simple de retracer une épopée sans en interroger toutes les sources. Or un siècle et demi plus tard, Jacques Frémeaux s'est trouvé devant ce dilemme, n'ayant bien évidemment accès qu'à des sources écrites "spontanées". Il a réussi à en faire un excellent livre, qui aurait été bien utile aux officiers SAS, pendant la guerre d'Algérie, car l'Histoire se répète souvent avec un humour féroce, pour qui sait l'écouter. Mais en 1954, Jacques Frémeaux n'avait que 5 ans …

La recension d'une telle aventure est également un défi. Nous le l'assumons, inch Allah !

Trois ans après le débarquement des Français, ceux-ci s'aperçoivent qu'il y a un vrai problème : les contacts avec la population locale. Un embryon de Bureaux  est créé par le général Louis Juchault de La Moricière, parce qu'il connaissait l'arabe ( il était surnommé "Bou Chechia" ). 



En 1841, la France confie le gouvernorat général de l'Algérie au général Thomas Robert Bugeaud  dont le sentiment est hostile à l'occupation de l'Algérie pour des raisons de coût, et que son but n'est pas de faire fuir les Arabes, mais de les soumettre. En février 1844, par un arrêté ministériel, Bugeaud crée les Bureaux Arabes.

À cette époque, les "'indigènes" étaient de l'ordre de 500 000 ( en 298 tribus ). Les Juifs sont environ 10 000. Quant aux Européens de 3 000 passent à 75 000 dès 1856. On ne sera pas étonné d'apprendre que de nombreux biens "habous" furent confisqués pour les attribuer aux nouveaux arrivants, déclenchant ainsi une haine inexpiable. 


Vus par les officiers des Bureaux Arabes, les "indigènes" sont profondément croyants, généreux, ont le sens de l'honneur, mais sont soumis à des chefs rapaces. Ils sont travailleurs, mais peu entreprenants et souvent en guerre. En résumé : énergiques, persévérants, fanatiques …

Les effectifs des Bureaux Arabes sont réduits : 100 officiers titulaires assistés de 100 interprètes et stagiaires pas toujours aptes. Les officiers sont de grande qualité : 60% sortent de Polytechnique ou de Saint Cyr, d'un recrutement de bourgeoisie provinciale, d'un âge moyen de 28 ans, généralement célibataires.





Leurs missions : obtenir des renseignements tous azimuts, mais aussi :
- contrôle du fonctionnement des mosquées, des écoles, des zaouias ;
- police des routes ;
- travaux publics ;
- mobilisation de cavalier au profit de l'armée ;
- inventaire des ressources agricoles, hydrauliques et minières.

Au début, ils doivent parler l'arabe dialectique, et le lire, mais à partir de 1850, leur ignorance en la matière devient presque complète. On ne peut pas dire qu'ils soient très bien vus par l'armée "régulière" : "Le secrétaire de Bureau fait le désespoir et l'envie de toute la garnison. Détaché au Bureau Arabe, il est dispensé de corvées, et toujours se montre par les rues, ganté de blanc, frisé de frais, avec de grands registres sous le bras."

Réflexion éthique d'un officier :"Je n'avais pas droit de vie ni de mort, mais si j'y avais tenu considérablement, j'aurais pu me l'arroger, il n'y aurait pas eu de réclamation …"

Mais beaucoup sont passionnés de savoir : archéologie, épigraphie, histoire, ethnographie, botanique, zoologie, avenir de l'Algérie. Deux officiers : Alfred Boissonnet et Eugène Daumas deviennent les vrais amis d'Abd el-Kader pendant sa captivité.


 
Quelques éclairages :

GOUMS : ils sont créés par une réquisition de l'ensemble des cavaliers d'une tribu, pour une durée limitée. D'après Yusuf, ils ont peu de mordant, sauf pour le pillage. Il leur faut des chefs énergiques et l'armée trouve utile d'utiliser des goums arabes contre les Kabyles.

KIALA : cavalerie soldée - les fantassins sont des askaris.

SPAHIS : au début ils étaient des irréguliers ( pour avoir des cavaliers "irréguliers" le moyen le plus utilisé était l'exemption d'impôt ou la participation aux prises ). Le gouverneur Charon : "Les hommes importants, leurs fils et leurs parents ne sont ni spahis, ni kiala, ils restent dans les tribus et c'est là qu'un chef de Bureau Arabe sait les trouver".


 
CHAOUCH : bras droit de l'officier : garde du corps, chef des cavaliers, homme de confiance pour les renseignements, les arrestations et les exécutions.


 
CHEFS INDIGÈNES : khalifas, bachaghas, aghas sont en théorie nommés par le souverain français, mais il est fait appel à des familles traditionnelles de notables. Exemple : à Laghouat, Ahmed Bou Salem, ennemi personnel d'Ab el-Kader, est issu d'une grande famille de commerçants.

À propos d'Abd el-Kader, le sentiment de Bugeaud est le suivant :" Il est jeune, habile, actif et persévérant. Il est l'homme de la guerre et de la religion. Son génie et dix ans de règne lui ont donné sur l'esprit des Arabes une grande autorité. Leur enthousiasme, leur dévouement pour lui vont jusqu'au fanatisme. Sa force matérielle est peu considérable, et il compte un millier de cavaliers réguliers, avec lesquels il fait ces courses rapides que nous avons peine à comprendre. Mais sa force morale peut se calculer en grande partie sur la force des tribus."

En 1850, Solignac Fénelon : "Ce qui, par notre fait, s'est opéré en apparence avec la plus grande facilité, aurait été avant nous tout simplement impossible". Mais les efforts pour transformer les genres de vie se soldent par un échec.

Daumas oppose l'esprit industrieux et pratique de l'Occident à la nonchalance rêveuse de l'Orient.

Tous ne sont pas disposés à envoyer leurs enfants à l'école. Margueritte ( sous-Lieutenant à 18 ans, entraîneur d'hommes, cavalier redouté ) :"Mieux vaut laisser les Arabes suivre leur penchant naturel à ne rien apprendre." Mais les chefs de grande naissance redoutent que leurs fils ne perdent leurs qualités guerrières.

Lapasset : "Les farouches montagnards rejettent sur les chrétiens la cause de leurs misères"

Les Turcs : "Le chacal et l'Arabe sont deux animaux qui ne s'apprivoisent jamais"

SANTÉ

Race robuste et surtout frugale et endurante à la souffrance. mais l'hygiène est nulle, et l'activité sexuelle excessive, unique distraction à des privations continuelles. Il y a des épidémies de choléra en 1849, 1851 et 1854, la peste à Miliana en 1853, sans compter les maladies de peau, infectieuses, ophtalmologiques, dentaires, et une méfiance vis à vis des hôpitaux. Seule l'opération chirurgicale rencontre de l'intérêt.

JUSTICE

Le droit musulman est essentiellement religieux, la masse des cadis est ignare et imbue d'idées religieuses telles que peuvent le concevoir des gens ayant un dixième d'instruction ( 1856 - capitaine Charton ). Le Bureau Arabes joue en permanence le rôle d'un tribunal de conciliation.

ESCLAVAGE

SI Albert Shoelcher a fait abolir l'esclavage en 1848, qu'en était-il pour l'Algérie ? Il reste environ 20 000 esclaves en Algérie, mais ceux-ci sont rarement maltraités et font partie de la famille. Seule la traite et le commerce des esclaves restent interdits. ( Il faut aussi savoir que les Touaregs vivaient en partie de l'esclavage, et qu'ils ne souhaitaient pas vraiment changer de pratiques ).

CONDITION FÉMININE

"La femme est la servante de la tente, le triste instant des plaisirs d'un maître, l'esclave de ses caprices. Nubile à 9 ans, vieille à 30, la plus belle moitié du genre humain est en effet regardée comme une marchandise, ni plus ni moins."
Certaines se meurtrissent le visage pour obtenir le divorce. Mais grâce à la polygamie, elle est assurée de se marier … et les officiers célibataires ne sont pas les derniers à en profiter.

Cependant quelques chefs iraient jusqu'à faire manger leur femme à leur table ( 1859 ) … Mais au moins, comparées aux Françaises, leur mari n'est pas ivre !

COLONS

La politique est d'implanter de solides colonies agricoles au détriment de la population indigène. Par exemple, dans la Mitidja, sur 46 000 hectares, 33 000 sont attribués aux colons, contre 13 000 laissés aux indigènes. Bugeaud a fini par dire : "Ce sont les colons qu'il faudrait cantonner, pas les indigènes".


 Lesquels indigènes se voyaient interdire de couper une broussaille sans autorisation ! Avec pour cerise sur le saint honoré, un colon, sauvé de la noyade par un indigène, le frapper à coup de manche de fouet … sans compter les colons brigands "Ils ne reculent devant rien ( saisie irrégulière et illégale de bestiaux )"

Il est temps de passer à la CONCLUSION :

Les officiers des Bureaux Arabes furent des hommes de commandement, jeunes et dynamiques, familiers avec le pays, MAIS leur autorité reposait sur la supériorité de l'armée française ; ils furent parfois des chefs impérieux et rudes, de vrais despotes éclairés, ayant le sentiment de travailler en vue de buts humanitaires et rationnels. De plus ils étaient mutables sans préavis, ce qui était un signe de fragilité.

Or l'Algérie coloniale ne s'est pas engagée dans la voie qu'ils avaient tracée ( une simple prise en main après le départ des Turcs ). La III ème République les supprima immédiatement en 1870.

Pour en terminer sur une pensée de Bugeaud :
"Le temps ! Mais savons-nous s'il nous appartient ?"


                                            Bureau arabe de Bône 1856

 

La suite de la saga :

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